Saint-Louis : Enquête sur le phènomène du "Gooru Mbootaaye"

mercredi 11 décembre 2019 • 804 lectures • 1 commentaires

Actualité 4 ans Taille

Saint-Louis : Enquête sur le phènomène du

PUBLICITÉ

IGFM - Dans la région du Nord, à Saint-Louis, ils étaient les compagnons des dames et agrémentaient leurs rassemblements. Cependant, tournés en dérision par leurs pairs hommes, ils étaient systématiquement rejetés par ces derniers. «L’Obs» s’est intéressé au phénomène pour en comprendre l’origine. 

Au milieu de la cohue des femmes, un homme se démarque. La moue taquine, la démarche singulière, l’accoutrement atypique, Bécaye donne la réplique à ces dames, dans un phrasé entraînant. Il pince son boubou demi-saison sous son bras et anime le groupe avec des saillies drôles et piquantes. Les femmes, d’habitude discrètes, se tordent de fous rires spasmodiques. «Tu n’as pas ton égal, Bécaye. Vraiment avec toi, on ne s’ennuie jamais !», lui lance l’une d’elles. Fou rire général avant que le groupe ne se disperse dans des maisons coquettes fouettées par la brise marine saint-louisienne. L’horloge affiche bientôt 17 heures. L’heure pour ces dames, adeptes de la coquetterie typiquement saint-louisienne de s’apprêter pour le fameux «Takussanou Ndar*». L’heure pour Bécaye de regagner son domicile avant de revenir un peu plus tard. Dans ce quartier de Diamaguène, sis à Saint-Louis, dans la région du Nord, l’homme est la mascotte du groupe de femmes. Celui qui les fait rire aux éclats et qui leur offre une pause relaxante après une dure journée de travaux ménagers. Comme une sorte de pause-détente, il est aussi celui qui s’attire les foudres de la gent masculine, à chacun de ses passages. «Cet homme est vraiment pénible. Je ne comprendrai jamais pourquoi il préfère la compagnie des femmes à celle des hommes. C’est un vrai ‘’goorou mbotay’’», persiffle l’un d’eux. Le cliché fait mal et colle à la semelle de Bécaye comme une tenace trace de croute, mais l’homme n’en a cure. De sa démarche allègre, il disparaît dans les coursives de la vieille ville de sa démarche allègre.

«Ni homosexuels, ni travestis»

A Saint-Louis, le sobriquet de «Goorou Mbotay» a toujours collé à certains de ces hommes aux comportements efféminés. C’est parce qu’à l’époque, il existait à Saint-Louis un groupe identifié par la démarche et surtout la fréquentation féminines. «Ils épousaient les habitudes des femmes, savaient cuisiner, aimaient les couleurs tape-à-l’œil», affirme le sociologue Chérif Diagne. Au sein des groupes qu’ils fréquentaient, ils étaient appelés «Gooru Mbotaye». Cependant, Chérif Diagne note que ce phénomène n’était pas spécifique à la ville de Saint-Louis. «Il y en avait aussi à Dakar qui était une ville binôme à Saint-Louis», confirme Abdoulaye Diaw, chroniqueur sportif. Du fait de déformations hormonales ou en raison d’une éducation de base, ces hommes peuvent, en grandissant, adopter des comportements assez efféminés. Le «Gooru Mbotay» est, dit Chérif Diagne, un homme qui a une grande capacité d’intégration dans les groupes, un excellent commerce des Hommes fondé sur une certaine intelligence sociale. «Leur capacité de facilitation et de médiation faisait naître une relation de convivialité entre eux et leurs fréquentations surtout féminines auprès de qui, ils avaient une grande cote», renseigne, Chérif Diagne. Abdoulaye Diaw de poursuivre : «Ils côtoyaient les associations de femmes qui avaient besoin d’avoir à côté quelqu’un qui puisse faire des propositions pour équilibrer. Quelqu’un de nature à les aider dans la préparation du réveillon de fin d’année, du Fanal, etc. C’étaient des hommes qui préféraient le compagnonnage des femmes. J’en ai connu deux ou trois sur toute l’Île.» Alioune Badara Diagne dit Golbert se rappelle de cinq ou six noms de «Goorou Mbotay» qui faisaient fureur à l’époque, à Saint-Louis. Aldiouma, Bécaye et leurs compères participaient aux cérémonies selon le milieu, géraient les services dans ces manifestations, s’accompagnaient des femmes. Seulement, précise-t-il, le comportement féminin qui les caractérisait ne faisait pas d’eux ni des travestis, ni des homosexuels. «Ils n’étaient pas nombreux. On connaissait des gens efféminés. Mais ils n’étaient pas des homosexuels, renforce l’écrivain Moumar Guèye. «On les met dans le même sac à tort. Ils participaient à des cérémonies familiales, venaient soutenir les femmes dans l’organisation. Être homosexuel et être efféminé, ce n’est pas forcément la même chose. Un homme peut avoir le physique d’un lutteur, alors qu’il est un homosexuel, tout comme un homme peut être efféminé sans être un homosexuel», enchaîne-t-il.

«En raison d’une éducation reçue exclusivement de la femme, certains avaient des attitudes efféminées»

Même s’ils étaient acceptés au sein des différents groupes de femmes, ces «Goorou Mbotay» n’étaient pas tolérés par les hommes qui leur jetaient la pierre à la moindre occasion. «Les Saint-Louisiens les rejetaient. On leur jetait des pierres, les huaient quand on les rencontrait. Aujourd’hui, on n’en voit plus dans la ville de Saint-Louis depuis plus de 25 ans. Ils sont tous décédés», indique Alioune Badara Diagne. Qu’est-ce qui était à l’origine du comportement de ces hommes au point qu’ils étaient taxés de «Goorou Mbotay» ? Le sociologue Chérif Diagne tente une explication. «Les Saint-Louisiens ont été les plus en contact avec les Français. Les premiers enseignants, les cadres moyens étaient des Occidentaux. Ils étaient secondés par des cadres secondaires, des autochtones. Il y avait aussi les mulâtres. Saint-Louis est une ville carrefour longtemps fréquentée par des ressortissants de la sous-région qui venaient ici en quête d’emploi. Il y avait des Maures, des Marocains en plus des Européens. Tout ceci a déteint sur le parler et le comportement du Saint-louisien. On le sait tolérant, ouvert et affectif», justifie le sociologue Chérif Diagne. Abondant dans le même sens, le comédien Alioune Badara Diagne justifie le comportement de ces hommes taxés de «Goorou Mbotay» par la cohabitation antérieure avec les Français. «Les Saint-louisiens ont été les premiers à côtoyer le colon. Ils ont pris leurs habitudes, la démarche, le port vestimentaire, la diction. Certains nous en voulaient et c’est la raison pour laquelle certains hommes aux comportements apprêtés étaient affublés du sobriquet de ‘’Goorou Mbotay’’.» A côté du fondement historique, Chérif Diagne donne une explication sociologique à ce particularisme. Selon lui, la prégnance familiale y a une part. «La femme jouait un important rôle dans l’éducation des enfants. L’attachement et le poids de la maman sur l’enfant était perceptible.» En raison de cette éducation reçue exclusivement de la femme, certains avaient des attitudes efféminées.

«Une charge négative»

Au fil des années, ce phénomène de «Goorou Mbotay» a fortement diminué dans la société sénégalaise en général et saint-louisienne en particulier, souligne le sociologue Chérif Diagne. Il l’explique par une forte masculinisation de la société sénégalaise. Mais le cliché a la peau dure et aujourd’hui, les hommes saint-louisiens très «apprêtés» n’échappent pas aux stéréotypes. Souvent tirés à quatre épingles, ils se singularisent par le geste modéré, le pas calculé, la locution indolente. Mais à Saint-Louis, décrite par l’écrivain Ousmane Socé Diop dans son roman «Karim», comme le «centre d’élégance et de bon goût sénégalais», cela court les rues. Parce que le fait est considéré comme naturel. Même à plus de 70 ans, la femme, tout comme l’homme Saint-louisien, s’exige une certaine prestance, le soin dans l’apparence, mais aussi dans le verbe. Une convergence de styles dans le comportement qui leur vaut, aujourd’hui, toute sorte de clichés comme celui de «Goorou Ndar». Une étiquette nullement gênante pour bon nombre de Saint-Louisiens. L’écrivain Moumar Guèye estime que cette caricature ne renvoie qu’au comportement d’élégance et de raffinement aussi bien dans la parole que dans la démarche. «Certains pensent qu’un homme ne doit pas avoir une démarche posée, ne doit pas être raffiné, ne doit pas prendre soin de son physique, de sa personne», soutient Moumar Guèye. Interprété autrement, ce cliché devient juste de la malveillance, ajoute l’écrivain. Abdourahmane Diop, professeur d’Histoire et de Géographie, y voit plutôt de la jalousie de la part de ceux-là qui taxent les Saint-louisiens d’hommes efféminés. «Généralement, les gens déchiffrent le soin que les Saint-louisiens apportent à leur tenue dans le mauvais sens. Que nenni ! Ce sont des gens qui prennent trop soin d’eux. Ce qui fait qu’on les reconnaît facilement dans un groupe. C’est cette particularité qui fait que les autres les traitent de ‘’Gooru Ndar’’», explique le trentenaire. «Un jour, quand j’étais étudiant, un camarade de promo a failli se battre dans le bus qui faisait la navette entre l’Ugb et la ville. Un passager a traité un de ses amis de ‘’Gooru Ndar’’, le monsieur a piqué une colère noire. N’eut été la prompte intervention des autres, ils allaient en venir aux mains», raconte le professeur. Le président du Conseil communal de la jeunesse de Saint-Louis, Adama Kane Diallo, parle lui plutôt d’une «idée arrêtée» que les autres habitants des autres cités se transmettent de génération à génération sans même pouvoir en expliquer le sens. Malgré cette étiquette, Monsieur Diop n’a jamais accepté de se départir de son habitude. Il est très à cheval sur sa mise correcte. Et à toutes les occasions. «Même pour aller jouer au football, je me rappelle, mes amis se rasaient, enduisaient leur crane de crème pour lui donner de l’éclat. Leurs adversaires les regardaient bizarrement et les raillaient», relate l’écrivain Moumar Guèye. Pour le journaliste Abdoulaye Diaw, c’est juste «un cliché que les autres bombardaient parce qu’ils nous enviaient notre culture saint-louisien». Une culture fondée essentiellement sur son passé colonial. Toutefois, cette dénomination est une charge négative pour magnifier quelqu’un, l’homme saint-louisien. Elle n’est donc ni médisante, ni stigmatisante», explique Diagne. C’est dit !

AIDA COUMBA DIOP

*Goorou mbootaay : Hommes de compagnie

*Takussanou Ndar : A Saint-Louis, il est de coutume, les après-midi aux environs de 17 heures, pour les hommes et les femmes de s’apprêter en prélude aux manifestations du soir.

Cet article a été ouvert 804 fois.

Publié par

Daouda Mine

editor

1 Commentaires

Je m'appelle

Téléchargez notre application sur iOS et Android

Contactez-nous !

Daouda Mine

Directeur de publication

Service commercial