«Ici, on vous détruisait psychologiquement»

samedi 5 mai 2018 • 453 lectures • 1 commentaires

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«Ici, on vous détruisait psychologiquement»

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IGFM-Lieu associé à l’histoire de la répression politique en Allemagne, le musée de Hohenschönhaussen fut érigé en camp soviétique spécial en 1946. Il sera ensuite placé sous la tutelle du ministère de la Sûreté de l’Etat jusqu’en décembre 1989, date de sa fermeture.

   

Jurgen se sent renaître. Depuis deux mois qu’il n’a pas humé l’air frais du dehors, l’antiquaire manque de frôler la crise cardiaque. Tant son cœur cogne de bonheur sous sa poitrine musclée. Sous cet air frais, adouci par quelques fines gouttes de pluie, il respire à grande bouffée, ouvre la bouche et espère en happer une. Au-dessus de sa tête, la danse des nuages lui file le tournis. Il prend une pause, fixe le plafond bleu, se met à rêvasser avant que le toit grillagé et le gardien perché en hauteur ne le ramènent à la réalité. A son traumatisant et angoissant quotidien. Jurgen, 50 ans, est l’un des centaines de pensionnaires de Hohenschönhaussen, la redoutable prison politique de la République démocratique allemande (Rda), sous l’emprise soviétique en 1946.  Aujourd’hui devenu un Mémorial en l’honneur des nombreux prisonniers politiques incarcérés ici, l’endroit a conservé son ossature d’antan. La bâtisse, imposante, tendue de briques rouge et ocre, est vierge de tout lifting. De toute retouche ou d’agression humaine. Elle passerait pour une agréable maison de campagne, si Julien Drouard, notre guide du jour, ne nous plongeait dans sa terrifiante fonction. Sans fiction. Le Français, marié à une Allemande et père de deux enfants, une fille et un garçon, connaît l’histoire de la bâtisse comme les doigts de sa main.

Un tantinet drôle, mine débraillée, cheveux en bataille, yeux rieurs sous des lunettes de vue fines, vêtu de noir de pied en cap, Julien est un comique. L’histoire qu’il conte est à pleurer. Dans sa bouche, l’histoire des pensionnaires de la bâtisse semblerait moins terrifiante. Elle est pourtant loin d’être un conte de fée. A Hohenschönhaussen, le voyage commence dès que le portail en grille métallique franchi. Sur les versants gauche et droite, des cellules, aujourd’hui transformées en guichets, accueillent les visiteurs. Une petite chaussée goudronnée les sépare du bloc central. Sur l’aile gauche de la cour, un plan en miniature renseigne le visiteur sur la configuration du quartier. Julien : «La prison se trouvait dans un quartier interdit et son existence était totalement ignorée. A l’origine, le bâtiment servait de lieu d’espionnage et d’archivage. Il y avait une forte occupation allemande entre 1945 et 1949. Puis en 1946, la Stasi (Police politique de renseignements, d’espionnage et de contre-espionnage de la République démocratique allemande -Rda-) a pris ses quartiers dans ce bâtiment. Durant ce temps, des arrestations de masse et des disparitions étaient notées. Tous ceux qui étaient considérés comme des opposants, à tort ou à raison, ou qui étaient supposés le devenir, étaient arrêtés et conduits ici.» Long silence. On retient son souffle. Quand subitement, un type baraqué surgit de nulle part. Sa dégaine de culturiste suscite des interrogations. Cou de lutteur turc, cheveux coupés à ras, carapace bodybuildée, lunettes de soleil vissées sur le nez, le bonhomme inspire crainte et respect. «C’est lui Jurgen. D’ancien détenu de la prison, il en est aujourd’hui le gardien. Il adore faire les cents pas dans l’enceinte de la prison, mais il est pire qu’une tombe», murmure Julien, comme s’il était dans la conspiration. On progresse dans le ventre glauque de la prison, mais d’abord, il est impératif de respecter quelques règles de base pour s’assurer d’une bonne visite : Il est interdit de fumer, de manger ou de faire des «selfies» et des photos en rafales, il faut toujours rester en groupe et, enfin, défense maximum de rire aux éclats. Le groupe acquiesce avant de buter ferme sur une statue en roche noire de Staline, allongée à même le sol. «Elle a été renversée par les détenus le jour de leur libération et de la fermeture de la prison», continue Julien. On descend.

Intimidation, kidnapping et destruction psychologique



Dans une sorte de cave souterraine, 60 cellules sont disséminées de part et d’autre. «Ici, nous sommes dans les combles et ces cellules font partie du premier bâtiment. Ce bâtiment était la première prison pour les opposants. Elle a fonctionné pendant près de 14 ans», lance Julien. Sur la droite, des cellules claires narguent, sur la gauche, des cellules dénuées de toute lumière, un minuscule trou sert de bouche d’aération. Les 60 cellules ont comme dénominateur commun l’absence de toilettes, de points d’arrivée d’eau, de lits ou même de bancs. Ici, la lumière était contrôlée depuis l’extérieur par les gardiens. Les détenus restaient debout toute la journée et ils pouvaient se retrouver à 6 ou 7 dans une cellule exiguë. Un sceau recueillait leurs déjections.



Explication de Julien : «Les cellules étaient tellement humides que les moisissures prenaient quartier dans les cheveux des détenus. La puanteur était à son maximum et il était interdit aux détenus qui partageaient la même cellule de communiquer, de prier ou même de chanter. Pour passer à une cellule plus claire, il fallait absolument bien répondre à l’interrogatoire, sinon on pouvait pourrir dans ces cachots.» A son arrivée, le détenu admis dans les combles avait le choix entre une cellule chaude où le chauffage était poussé à son maximum et une cellule froide où le détenu gelait. A côté, la cellule des «récalcitrants» qui ne fait que 1,65m sur 85 cm, réservait un traitement spécial à ceux qui tenaient tête. «La cellule était alimentée par un tuyau qui libérait un mince filet d’eau qui, tout au long de la journée, pouvait arriver aux genoux du détenu. Même lorsqu’il prenait froid, il était obligé d’y rester. Et les gelures de pieds étaient le plus infime tribut à payer», souffle Julien. Cette première prison de la Stasi a accueilli d’illustres hôtes, comme Letichen Fitcher, Helmut Kind, Ewald Ernst, Kurt Muller, Max Fechner (ancien ministre de la Justice de la Rda), Karl Willen Fricke (un propagandiste allemand) ou encore Walter Janke.

 



Fermée en 1960, elle cède la place à une nouvelle prison plus fonctionnelle, mais tout autant inhumaine. Cette deuxième bâtisse, établie sur le même lieu, verra le jour en même temps que le Mur de Berlin. Tendue de briques ocre, elle est compartimentée en deux bâtiments de 216 cellules : la partie réservée aux interrogatoires, avec des cellules ayant vue sur la cour, toise sournoisement celle dédiée à l’emprisonnement, avec ses vitres floutées. «En ce temps, la Police interpellait les gens sur la base de dénonciation. Mais avant cela, elle procédait par intimidation. Elle vous poussait jusqu’au bord de la rupture avant de vous kidnapper», lance Julien qui hâte le pas vers une sorte de garage. Ici, est stationnée une voiture, sorte de mini-fourgonnette de la marque Barkas. «C’est dans cette voiture que les détenus kidnappés étaient acheminés vers la prison», renseigne Julien. Mais avant, à l’abri des regards et sans pouvoir voir l’extérieur, le détenu faisait un tour de deux heures en voiture, histoire de lui faire croire qu’il effectuait un long périple, avant d’atterrir à la prison. Là, le comité d’accueil, constitué de gardiens, hommes comme femmes, entrait en scène. Dénudé, le détenu passe la fouille corporelle dans une cellule de déshabillement ouverte, sous les yeux scrutateurs du comité. «Et aucune partie du corps n’est occultée. Les gardiens fouillaient jusqu’à l’anus ou parfois même le vagin des détenu(e)s pour vérifier s’ils n’y ont pas caché une arme ou un rasoir», siffle Julien. Le début de l’humiliation.



Ensuite, muni de son uniforme, de sa matricule et de savates de grand-père, il est acheminé vers le long couloir qui mène aux cellules. Là, les murs sont tapissés de câbles électriques pour prévenir toute révolte et les cellules sont plus «humanisées». Dotées d’un lit en bois sommaire, d’une table, d’un tabouret, d’un lavabo et d’une chaise anglaise, la cellule semble plus vivable. A une commodité près : il était impossible au détenu d’évacuer ses propres déjections et, comme dans l’ancienne prison, la lumière est contrôlée de l’extérieur. «Une fois que le détenu faisait ses besoins naturels, il était obligé d’appeler le gardien pour les évacuer, au risque de passer la nuit ou même la journée avec», narre Julien.



L’humiliation est à son apogée. Dans ces cellules feutrées, isolé de tout contact avec les autres prisonniers, le détenu peut demeurer des jours, voire des mois, sans mettre le nez dehors. Il n’y avait pas de loisirs et la promenade restait un privilège qu’accordait l’interrogateur, si le détenu avait fourni les bonnes réponses. A raison de 30 minutes tous les jours, sauf le week-end. «Et en fait de cour de promenade, il s’agissait plutôt d’une cellule de promenade et grande était la déception du détenu lorsqu’il se retrouvait seul dans une petite courette avec des barbelés comme toit et une sentinelle en haut pour le surveiller», continue Julien. Pour les plus tenaces qui refusaient systématiquement de signer les procès-verbaux qu’on leur présentait, il y avait la cellule de «calmement» où le détenu était enfermé dans une cellule souterraine avec une camisole de force pendant des jours. Et même pour dormir, il y avait une position réglementaire à Hohenschönhaussen : couché sur le dos, la couverture à hauteur de la poitrine, les mains le long du corps. «En général, les détenus ne résistaient pas plus de deux mois avant de signer les Pv pour enfin bénéficier de conditions de détention plus humaines en étant transférés vers une Maison d’arrêt», termine Julien. Hohenschönhaussen a donc vécu jusqu’en décembre 1990. Mais Jurgen y a fait sa vie et répète chaque jour son rituel : ouvrir la cellule où il a été détenu pendant des mois, la regarder pendant quelques minutes avant de la refermer. C’est cela sa thérapie. C’est cela aussi l’ancienne Rda !

NDEYE FATOU SECK (ENVOYEE SPECIALE A BERLIN)   
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Publié par

Daouda Mine

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